Ces dernières années, le « théologico-politique » est en vogue chez les philosophes et théoriciens du politique1. Cet engouement peut être en partie expliqué par le renforcement des autoritarismes et des fondamentalismes, ainsi que par le déclin concomitant du « grand récit » évolutionniste et eurocentriste sur « la » sécularisation ou « la » modernité. Mais il témoigne aussi probablement d’un brouillage des repères idéologiques qui fait suite au démantèlement du bloc soviétique et à l’effondrement du marxisme, d’une part, à la dissipation de la croyance selon laquelle l’histoire moderne aurait touché à sa « fin » avec la « victoire » du capitalisme et de la démocratie libérale2, d’autre part ; brouillage qui ne devrait que se renforcer à l’heure de l’anthropocène.

Le théologico-politique, forme discursive qui a recours d’une manière ou d’une autre à une instance transcendante pour penser l’ordre politique et l’histoire, partage une série de questions avec la « philosophie politique », notamment sur les fondements de l’autorité et les sources de la légitimité. Mais il entretient aussi une relation de concurrence avec celle-ci. Cela donne lieu à un ensemble de controverses : tandis que certains proposent aujourd’hui de retracer une ligne de démarcation nette entre « raison » et « foi », « philosophie politique » et « théologie politique », en cherchant à les opposer, comme c’est le cas par exemple chez Heinrich Meier (qui pense s’inscrire par là dans les pas de Leo Strauss)3, d’autres tentent en revanche de reconfigurer en termes « théologico-politiques » les débats philosophico-politiques contemporains4. Un des enjeux de ce séminaire pluriannuel est justement de comprendre ce que le « langage » théologico-politique « fait » aux grandes questions de la philosophie politique… et inversement.

Par delà la forme du discours théologico-politique et son mode de problématisation, nous voulons également explorer dans ce séminaire sa richesse intrinsèque. De la même manière qu’il n’y a pas de « pensée unique » en philosophie politique5, « la » théologie politique ou « le » théorème de la sécularisation n’existent pas. En effet, le « théologico-politique » ne renvoie pas à une seule doctrine (par exemple, celle de Carl Schmitt) ou à une seule constellation historique (par exemple, l’entre-deux-guerres ou l’immédiat après-guerre), mais à une pluralité de contextes : il est ainsi ouvert à de nombreuses articulations philosophiques, sociologiques et théologiques, qui ne vont pas dans la même direction et, souvent, s’opposent.

Nombre de débats sur la théologie politique et la sécularisation ont été reconstruits par Jean-Claude Monod dans La querelle de la sécularisation (2002), dont le parcours commence avec la philosophie de Hegel et s’achève avec La légitimité des temps modernes (1966) de Hans Blumenberg. Nous voulons dans ce séminaire reprendre la discussion qui est menée dans cet ouvrage, mais aussi la poursuivre en l’élargissant dans un double sens : d’abord en nous intéressant à la « suite » de la querelle allemande sur la sécularisation et la théologie politique, après les années 1960, en incluant les apports de la discussion anglo-saxonne sur le « sécularisme » ; puis en nous penchant sur la question théologico-politique telle qu’elle se pose au moins depuis les années 1980 en France, sous la forme du conflit d’interprétations autour du sens de la « laïcité »6, indissociable des débats sur le républicanisme. Une des idées originales de ce séminaire pluriannuel est ainsi de vouloir relier, dans une perspective philosophique et historique, des controverses qui sont souvent séparées les unes des autres : la question de la théologie politique (« avec », « contre » et « au-delà de » Carl Schmitt), la querelle « allemande » de la sécularisation, et enfin le conflit d’interprétation « français » autour de la laïcité.

Nous sommes conscients que ces différentes problématiques ne peuvent pas être abordées de front en même temps. On commencera ainsi par travailler sur la notion de « théologie politique », telle qu’elle est mobilisée aux XXe et XXIe siècles. Les premières séances, qui ont eu lieu lors du second semestre de l’année universitaire 2023/2024, ont été consacrées aux différentes controverses suscitées par les usages de ce concept chez Carl Schmitt, dont l’œuvre fournit aujourd’hui encore les coordonnées au sein desquels la question théologico-politique est discutée en théorie et philosophie politique. Nous avons souhaité nous pencher sur trois blocs de questions, qui correspondent à chaque fois à une controverse spécifique autour de l’héritage de la théologie politique schmittienne : le concept moderne de souveraineté est-il impensable sans une « théologie politique » ? En quoi la théologie politique de Schmitt est-elle « chrétienne » ? Toute théologie politique signifie-t-elle nécessairement un parti pris pour l’autoritarisme ?

Séance 1 (IHA, lundi 21 octobre 2024, 14h-16h) – Sacralité du pouvoir, les “deux corps du roi”

Présentation : Léa Barbisan (Sorbonne Université) / Bruno Godefroy (Tours)

Lectures principales :

– Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, chapitre 6 (« De la continuité et de la corporation »), p. 843-866. (The King’s two Bodies, a Study in Medieval Political Theology, chap. 6, (On Continuities and Corporations)
– Marcel Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », in Le Débat, n°14, 1981 (7), p. 1-14

Lectures complémentaires :

– Ulrich Haltern, Was bedeutet Souveränität ?, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 1-4, 28-41, 55-74
– Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique? », in Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 321-329
– Peter Schöttler, « Ernst Kantorowicz en France », Éthique, politique, religions, n° 5, 2014, p. 159-182

Séance 2 (IHA, lundi 25 novembre 2024, 14h-16h) – « Tyrannie des valeurs » / « ordre des valeurs » et re-sacralisation de l’État moderne

Présentation : Bruno Godefroy (Tours)

Lectures principales :

– Carl Schmitt, Die Tyrannei der Werte La Tyrannie des valeurs, Introduction (FR : pp. 210-226 / ALL : pp. 9-34)

– Mathilde Philip-Gay, « Les valeurs de la République », in Blachèr Philippe, La Constitution de la Vème République : 60 ans d’application (1958-2018), Paris, LGDJ, 2018

– Gustav Radbruch, « Unrecht und übergesetzliches Recht » / « Injustice légale et droit supralégal », Süddeutsche Juristenzeitung, 1946/5

Lectures complémentaires :

– Carl Schmitt, La Tyrannie des valeurs, Texte principal (FR : pp. 226-237 / ALL : pp. 35-55)
– Christoph Schönberger, Postface à Die Tyrannei der Werte
– Ernst-Wolfgang Böckenförde, « Zur Kritik der Wertbegründung des Rechts » / « Pour une critique de la fondation axiologique du droit », in Recht, Staat, Freiheit, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1991

Séance 3 (IHA, lundi 16 décembre 2024, 14h-16h, avec le Lesekreis) – La question du sacré chez H. Joas.

Présentation : Alexandre Dupeyrix (Paris 8)

Lecture principale :

– Hans Joas, Die Macht des Heiligen. Eine Alternative zur Geschichte der Entzauberung, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2017 (trad. Les pouvoirs du sacré, 2020). (Kapitel 7 / Chapitre 7 : Das Heilige und die Macht. Kollektive Selbstsakralisierung und ihre Überwindung / Le sacré et le pouvoir. L’autosacralisation collective et son dépassement)

Séance 4 (IHA, lundi 10 février 2025, 14h-16h) – Religion civile I

Présentation : Simone Leotta (EHESS)

Lectures principales :

– Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, L. I, chap. V et VI, L. IV, chap. VIII.
– Emile Durkheim, De la division du travail social, L. I, chap. V, section V, pp. 156-160 du PDF.
– Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Conclusion, pp. 393-418 du PDF.
– Bruno Karsenti, « A propos de quoi les religions luttent-elles ? ». Un point de vue durkheimien, PDF.

Lectures complémentaires :
– Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, 1983.
– Francesco Callegaro, La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, Economica, 2015.

Séance 5 (IHA, lundi 10 mars 2025, 14h-16h) – Religion civile II. Retour sur une controverse allemande des années 1980

Présentation : Bruno Quélennec (Paris 8) / Léa Barbisan (Sorbonne Université)

Lectures principales :

– Niklas Luhmann, « Grundwerte als Zivilreligion. Zur wissenschaftlichen Karriere eines Themas », in Heinz Kleger, Alois Müller (dir.), Religion des Bürgers: Zivilreligion in Amerika und Europa, Munich, C. Kaiser, 1986, p. 175-194
Hermann Lübbe, « Staat und Zivilreligion. Ein Aspekt politischer Legitimität », in Heinz Kleger, Alois Müller (dir.), Religion des Bürgers: Zivilreligion in Amerika und Europa, Munich, C. Kaiser, 1986, p. 195- 220

Lectures complémentaires :

– Heinz Kleger, Alois Müller, Religion des Bürgers: Zivilreligion in Amerika und Europa, Munich, C. Kaiser, 1986.

Séance 6 (IHA, lundi 28 avril 2025, 14h-16h) – Sortir de la sacralisation : le républicanisme “critique”

Présentation : Christophe Majastre (ULB)

Lectures principales:

– Horst Dreier, Staat ohne Gott: Religion in der säkularen Moderne, München, C.H Beck, Edition der Carl Friedrich von Siemens Stiftung, 2018, p. 95-139

– Cécile Laborde, « Political Liberalism and Religion: On Separation and Establishment », Journal of Political Philosophy, mars 2013, vol. 21, no1, p. 67-86.

– Cécile Laborde, Laborde Cécile, « Républicanisme critique et religion », Mouvements, février 2017, n° 89, no 1, p. 62-68.

– Jürgen Habermas , « Religion in the Public Sphere », European Journal of Philosophy, avril 2006, vol. 14, no1, p. 1-25. / Original dans Jürgen Habermas , Zwischen Naturalismus und Religion: philosophische Aufsätze, Frankfurt am Main, Suhrkamp (coll. « Suhrkamp-Taschenbuch Wissenschaft »), 2009, p. 119-154. / Traduction française : Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion :  les défis de la démocratie, traduit par Christian Bouchindhomme et Alexandre Dupeyrix, Paris, Gallimard (coll. « NRF essais »), 2008.

Séance 7 (IHA, mardi 27 mai 2025, 16h-18h) – Conférence de Jean-Yves Pranchère (Université Libre de Bruxelles) : « La laïcité entre religion civile, passion nationale et théologie politique ».

Présentation/introduction : Bérénice Palaric (Sorbonne Université)

PROGRAMME 2023-2024

  • Conférence de lancement du séminaire : Lundi 13 novembre, 16-19h, Campus Condorcet
    Miguel Vatter (Professor of Politics, Deakin University, Australie) : « Democratic Legitimacy and Political Theology: From Schmitt and Bloch to Habermas and Derrida »
  • Second semestre 2023/2024

Séance 1, lundi 29 janvier 2024, 16-18h, Institut Historique Allemand

En guise d’introduction – Religions et démocratie dans les sociétés « post-séculières » : le point de vue de la « dernière » Théorie critique (Jürgen Habermas & Hartmut Rosa)

A lire :

– Jürgen Habermas, « Les fondements pré-politiques de l’État démocratique » (2004), trad. J.-L. Schlegel, Esprit, Vol. 306, n°7, 2004, p. 5-28.
– Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de religion (2022), trad. I. von Plato & C. Jaquet, préface de Charles Taylor, Paris, La découverte, 2023.

Pour aller plus loin :

– Jürgen Habermas, « Politique et religion » (2013), in Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990- 2017), trad. F. Joly, Paris, Gallimard, 2018, p. 445-459.
– Jürgen Habermas, « ‘Le’ politique – Comment donner un sens rationnel à un legs discutable de la théologie politique » (2011), in Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) , trad. F. Joly, Paris, Gallimard, 2018, p. 365- 382.
– Heinrich Meier, « Politik, Religion und Philosophie », in Friedrich Wilhelm Graf & Heinrich Meier (dir.), Politik und Religion. Zur Diagnose der Gegenwart, 2013, p. 301-313.

Séance 2, lundi 26 février 2024, 16-18h, Institut Historique Allemand

« Invention » de la théologie politique –

Carl Schmitt, Hans Kelsen et le concept de souveraineté

A lire :

– Hans Kelsen, « Dieu et l’État » (1922), trad. J. F. Vincent, Droits, Vol. 73, n°1, 2021, p. 169-186.
– Carl Schmitt, Théologie politique, 1922, 1969, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, chapitres 2 et 3 de l’ouvrage de 1922.

Pour aller plus loin :

– Aaron Roberts, « Carl Schmitt – Political Theologian? », The Review of Politics, vol. 77, 2015, p. 449-474.
– Bernard Bourdin, « Du dualisme théologico-politique à la science kelsénienne du droit. Introduction à « Dieu et l’Etat » », Droits, Vol. 73, n°1, 2021, p. 149-168.
– Volker Neumann, « Theologie als staatsrechtswissenschaftliches Argument: Hans Kelsen und Carl Schmitt », Der Staat, vol. 47, n°2, 2008, p. 163-186.
– Miguel Vatter, « Carl Schmitt and Sovereignty », in M. Vatter, Divine Democracy, 2021, p. 21-65.
– Bruno Godefroy, « Carl Schmitt’s Political Theology: Legitimizing Authority after Secularization », 2023, inédit.

Séance 3, lundi 25 mars 2024, 16-18h, Institut Historique Allemand

Une théologie politique de l’émancipation est-elle possible ?

Controverses autour de la théologie de la libération allemande (J. Moltmann, J.-B. Metz)

A lire :

– Johann Baptist Metz, « ‘Politische Theologie’ in der Diskussion » (1969), J. B. Metz, Gesammelte Schriften, Band 3.2, 2016, p. 27-60.
– Hermann Lübbe, « La théologie politique comme théologie d’une religion repolitisée », trad. C. Jouin, Les Études philosophiques, Vol. 111, n°4, 2014, p. 485-496.  

Pour aller plus loin :

– Jürgen Moltmann, Politische Theologie – Politische Ethik, München, Kaiser Verlag, 1984.
– Hans Maier, « Politische Theologie? Einwände eines Laien », in Helmut Peukert (dir.), Diskussion zur ‘politischen Theologie’, 1969, p. 1-25.
– Robert Spaemann, « Theologie, Prophetie, Politik. Zur Kritik der Politischen Theologie », in R. Spaemann, Zur Kritik der politischen Utopie, 1977, p. 57-76.

Séance 4, lundi 13 mai 2024, 16-18h, Institut Historique Allemand

Théologie politique chrétienne : une contradiction dans les termes ? Carl Schmitt, Erik Peterson, Jacob Taubes.

A lire :

– Erik Peterson, Le monothéisme : un problème politique, trad. A.-S. Astrup, préface Bernard Bourdin, Paris, Bayard, 2007, p. 135-161.
Carl Schmitt, Théologie politique, 1922, 1969, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 154-166.
Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, trad. de R. Lellouche et M. Pennetier, Paris, éd. de l’éclat, 2009, p. 53-102.

Pour aller plus loin :

– Philippe Büttgen / Alain Rauwel (dir.), Théologie politique et sciences sociales : autour d’Erik Peterson (1890-1960), Paris, éd. EHESS, 2019.
– Dossier de la Revue de l’histoire des religions dirigé par Alain Rauwel: « Théologie politique et sciences sociales : autour d’Erik Peterson (1890-1960) », Vol. 238, n°3, 2021.